Concepts

Je resitue ici l’un des cadres conceptuels sur lequel je prends appui pour mes interventions : la clinique de l’activité, approche développée au Conservatoire National des Arts et Métiers de Paris par le Pr Yves Clot et son équipe.

Des psychologies du travail …

Dans ce que l’on nomme “psychologie du travail”, il existe en fait plusieurs orientations. Il est donc approprié de dire : “des” psychologies du travail. En effet, comme en psychologie tout court, il n’y a pas d’unité en psychologie du travail. On peut distinguer trois grandes périodes dans l’histoire :

  • Entre les deux guerres mondiales, de la psychotechnique à la psychologie différentielle, puis le courant RH (Relations Humaines), suivi de la psychologie des Organisations ;
  • De 1950 à 1970, l’ergonomie, la psychologie cognitive et la psychopathologie du travail ;
  • De 1970 à aujourd’hui, le développement de plusieurs perspectives en clinique du travail. D’abord à partir de la psychopathologie du travail (racine de l’ergothérapie), la psychodynamique, puis la clinique de l’activité et la psychosociologie du travail ; et aussi l’ergologie et la clinique médicale du travail.

Il existe aujourd’hui de nombreux courants se reconnaissant dans une orientation clinique de la psychologie du travail. Ce qui les rassemble, c’est une vision commune, guidant l’action de l’intervenant : une approche clinique, pour analyser le travail, avec une visée de transformation destinée à adapter le travail à l’homme, et non l’inverse.

… à la clinique de l’activité

Voici les principaux concepts de la clinique de l’activité. Cette approche est très opérante pour penser les conflits – inhérents à toute activité humaine! – et agir en faveur de leurs résolutions.

Le conflit du travail ou la création potentielle de nouveau

Le conflit pour « co-opérer »

Dans la récente préface de la réédition de La fonction psychologique du travail, Clot (1999/2015, p. VII-VIII) avance qu’il existe actuellement dans le monde du travail « un déni difficile à lever : celui du conflit de critères sur le travail de qualité, sur la définition des critères du “travail bien fait” (Lhuilier, 2014) dans les organisations ». Clot (2014, p. 10) défend l’hypothèse vérifiée « depuis de longues années : dès lors que l’on parle de qualité du travail, les points de vue divergent, voire sont contradictoires. »

Il est nécessaire, selon notre auteur, d’instituer « une coopération conflictuelle entre la hiérarchie, les salariés et leurs représentants, autour des critères de la qualité du travail ; une coopération conflictuelle ouverte sur l’extérieur, tournée vers les usagers, clients et citoyens », dans le sens d’une « dispute professionnelle », « source potentielle d’un professionnalisme délibéré favorable à la santé » (Clot, 1999/2015, p. VIII). Il soutient l’idée que « le travail “bien fait” avec et pour autrui » a besoin « d’institutions […] à la fois équitables et crédibles pour s’accorder et s’opposer régulièrement sur les critères à retenir pour en “prendre soin” ». (Clot, 2010, p. 184-185).

Il nous dit à la suite que « ce qu’on partage est moins intéressant que ce qu’on ne partage pas ». Ou encore, « ce qu’on ne partage pas encore est plus intéressant que ce qu’on partage déjà ». Cette formule contient l’enjeu principal de l’intervention: réussir à transmettre cette idée aux professionnels, du terrain aux dirigeants, en passant par les encadrants, que le conflit sur la qualité du travail (à ne pas confondre avec le conflit interpersonnel) est favorable à l’émergence de nouveauté (et évite le compromis réducteur, même si la règle commune est importante). Autrement dit, réussir à instituer les conditions et les moyens d’une co-création permettant de concilier différents points de vue, entre santé, économie, écologie, éthique, etc.

Il existe aussi, selon la perspective des cliniciens de l’activité, un conflit intrinsèque à l’activité de travail elle-même.

L’activité et le conflit, source de développement potentiel

Clot (1999/2015, p. IX) revisite le concept d’activité, au delà de sa première « version conflictuelle triadique ». L’activité de travail est faite de la mise en dialogue de trois pôles – l’Objet de l’activité, Autrui et le Sujet lui-même – formant une « triade vivante » (ibid., p. 99). La source de développement potentiel de l’activité est justement ce premier « conflit moteur » existant entre les différentes directions vers lesquelles est dirigée l’activité, « pas uniquement dirigée vers l’objet » mais également « vers l’activité des autres portant sur ce même objet, et vers les autres activités possible du sujet ».

Le deuxième conflit de l’activité réside dans l’écart entre l’expérience qu’on a, l’activité se situe dans d’autres temps, choses « déjà faites », « déjà vécues », « déjà dites », et l’expérience de l’activité que l’on fait ici et maintenant. C’est dans cet écart du connu à l’inconnu que le sujet trouve « la source des fluctuations de sa vitalité, de l’intensité la plus forte à la passivité la plus grande ». Clot rappelle ici certaines des inspirations de la clinique de l’activité : « c’est là aussi que Vygotski rencontre Spinoza (1998, dans Clot, 1999/2015, p. X) » dans « l’affect défini comme variation de puissance ». Le clinicien du travail n’échappe pas évidemment à ce conflit intrinsèque de l’activité, dans lequel ses propres affects contribuent aussi à développer ou à empêcher l’activité. Idéalement, l’intervention en binôme permet d’avoir un espace d’élaboration de ces affects, pour qu’ils puissent être mis autant que possible au service de l’activité des professionnels et de leur santé.

Miossec (2011, p. 49) reprend les travaux d’Y. Clot « sur l’analyse de l’activité, ses possibilités de développement et ce qui fait échec à ce développement ». L’auteur nous dit que « Clot propose d’intégrer à l’analyse ce qu’il appelle le réel de l’activité ». Il poursuit, en détaillant ce qu’il entend par là : « les activités qui empoisonnent ou intoxiquent l’activité réalisée, à savoir les activités suspendues, contrariées, empêchées, impossibles » et « les activités qui développent l’activité réalisée, c’est à dire les possibilités non réalisées, réalisables mais non imaginées, non encore conçues. »

Le rôle de l’intervenant à ce niveau est de « redonner à chaque membre du collectif de travail – et au collectif dans son ensemble – les moyens de saisir, par la dialogie instituée, les rapports que chacun tisse avec l’activité commune, à partir de l’analyse des trois directions de l’activité ». Scheller (2013, p. 252, italiques mis par l’auteure)

A un niveau d’analyse différent, on distingue de l’activité un deuxième concept essentiel, qui est aussi une affaire de conflit : le métier, qui a été conceptualisé par Yves Clot, selon une architecture à quatre dimensions, reprise par de nombreux auteurs. Par exemple Clot (2008, p. 258) ; Scheller (2013, p. 250) ; Kostulki (2010, p.28-29).

Un autre conflit : les quatre dimensions du métier

En clinique de l’activité, le métier repose sur un premier pilier, la dimension impersonnelle, qui peut être rapprochée de la tâche en ergonomie, c’est ce qui est prescrit, attendu par l’organisation, ce qui est écrit sur une fiche de poste.

Le métier, c’est aussi une dimension interpersonnelle, les collègues, les pairs, la hiérarchie, les clients ou bénéficiaires des services rendus…

La troisième dimension, appelée la dimension transpersonnelle est une autre dimension sociale (comme le sont, chacune différemment, les dimensions impersonnelle et interpersonnelle (Miossec, 2011, p. 45)) qui contient l’histoire du métier, les règles construites par les professionnels eux-mêmes, pour faire face au réel. C’est cette dimension qui permet aux professionnels de savoir « ce qui se fait », « ce qu’on peut faire », et si « on est du métier ». Cette dimension est aussi appelée le « genre professionnel », pouvant être aussi une autre forme de prescription, à la fois contrainte et ressource, une diversité de manières de faire et de dire, qui permet aux professionnels de pouvoir « se reconnaître » dans leur métier, pour reprendre la formule d’Y. Clot.

Enfin, l’individu qui travaille développe sa propre manière de faire, avec l’expérience, il y met sa patte, son inventivité, son « style », comme on nomme aussi cette quatrième dimension, la dimension personnelle, du métier.

La dimension transpersonnelle du métier a la particularité de ne pas être « descriptible » : elle contient « les manières de faire et de dire, sans que cela ne soit écrit nulle part. » (Scheller, 2013, p. 250). Y. Clot détaille ainsi ce qui signifie transpersonnel (Clot et Stimec, 2013, p. 117) :

Il y a une histoire professionnelle dont on dit qu’elle est transpersonnelle parce que d’une certaine manière, elle traverse chacun. Personne n’en est propriétaire, mais tout le monde en est comptable. Et notre hypothèse de base sur la psychopathologie du travail, c’est que quand on ne peut plus être comptable de son métier sur les quatre registres, on est en danger en matière de santé au travail. »

Le métier est-il vivant ?

Le rôle du clinicien de l’activité est, à ce niveau, de contribuer à garder le métier « vivant et favorable à la santé au travail » ou à le raviver, en provoquant un « conflit créatif » entre les différentes instances du métier, grâce à des dispositifs d’intervention conçus dans ce sens : plusieurs méthodes ont fait leurs preuves : par exemple l’instruction au sosie, les auto-confrontations simple et croisée, Clot (2008, p. 179, p. 203). Elles ont en commun de créer un cadre dialogique qui favorise une co-analyse du travail, entre un individu, des pairs et des intervenants, extérieurs au métier. Et idéalement ce cadre dialogique sera institué à différents niveaux de l’organisation, avec des encadrants, des dirigeants, des représentants du personnel, un comité de pilotage. (Bonnefond, Clot et Scheller, 2015)

Cette grille de lecture et d’analyse du travail contient les instruments du clinicien de l’activité. En parcourant les différentes dimensions du métier des professionnels, en analysant leur « vitalité » dans les traces cliniques, et en identifiant les instances entre lesquelles le mouvement est « contrarié ou empêché », le clinicien rassemble les éléments pour comprendre dans quelle mesure le métier est « vivant » et si le travail devient un risque pour la santé (Clot, 2008, p. 258-259, dans Miossec, 2011, p. 224).

L’entrée dans le métier

Reille-Baudrin reprend les travaux de Clot (2008, p. 262, dans Reille-Baudrin, 2011, p. 36) pour décrire l’entrée dans un métier, d’un novice : « Pour Y. Clot, celui qui “entre dans une situation de travail sans la connaître n’a pas d’autres choix que de se tenir d’abord à la prescription qui est initialement sa seule ressource pour parvenir à faire ce qui est à faire” ». Cette analyse de l’entrée dans le métier est éclairante, pour comprendre le cycle parcouru, entre les quatre dimensions du métier : « Le cycle du novice qui, tour à tour, entre dans le métier par la voie de sa dimension impersonnelle, donnée incontournable de l’activité à venir, puis dans sa dimension interpersonnelle, activité de confrontation et de compréhension des différentes manières d’agir d’autrui dans la situation, soutenu par la suite par l’histoire, cette mémoire transpersonnelle, formidable atout pour penser et agir, et enfin le déploiement d’une activité professionnelle si personnelle. Ce cycle participe de ce que l’on dit “être du métier ”. » (ibid., p. 37)

Pour les références bibliographiques citées, vous pouvez vous reporter à la page dédiée.

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